Dialogue entre Patrick Juignet et François Rastier
Le collectif d’étude La Reconstruction s’est constitué en mars 2021. Commentant la conférence inaugurale de son séminaire, le philosophe Patrick Juignet questionne : « Le danger qui guette le mouvement de La Reconstruction est le même que celui de la déconstruction. Dans ce dernier cas, une entreprise philosophique critique s’est transformée en une idéologie à tendance nihiliste, celle de la post-vérité. Nous aurions, grâce à La Reconstruction, la naissance d’une idéologie constructrice en lieu et place d’une idéologie destructrice ? »
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Patrick Juignet : « La distinction entre philosophie, idéologie et science est l’une de mes préoccupations. C’est un problème qui n’est pas simple et que je ne
prétends pas avoir résolu. Il y a plusieurs difficultés :
Selon moi, une pensée idéologique, se repère à son projet social et
politique (qui peut être explicite ou caché). Une pensée idéologique est
normative, elle prône des manières de se conduire, un type
d’organisation sociale (de manière directe ou cachée). C’est le meilleur
moyen de la repérer car elle peut se présenter sous un jour rationnel qui
n’est pas un critère de démarcation suffisant.
La reconstruction a nécessairement une part idéologique dans la mesure
où elle défend des valeurs à implications sociales et politiques. Pour
ma part je ne condamne pas l’idéologie en tant que telle. Il y a des
idéologies porteuses et des idéologies pernicieuses. Il y a des
idéologies rationnelles et d’autres obscures. Il y des idéologies qui
énoncent leurs objectifs et d’autres qui sont des écrans de fumée.
Promouvoir la rationalité, l’humanisme, l’indépendance du savoir,
dénoncer les tyrannies idéologiques (dont le woke et la cancel culture),
me paraît constituer une bonne idéologie. Le danger est qu’elle empêche
une pensée non idéologique de se développer ; une pensée axiologiquement
neutre (exempte jugements de valeur et des projets correspondant).
J’espère qu’au cœur de La reconstruction se produise un débat
philosophique neutre, qui poserait, par exemple, les questions du
rationnel et de l’irrationnel, de la démarcation des savoirs
scientifiques et non scientifiques, du ballottement des sciences
humaines (sciences de la culture) au gré des modes intellectuelles, etc.
J’espère aussi que La reconstruction favorisera la promotion d’une
démarche véritablement scientifique dans chacune des sciences de la
culture, démarche qui est nécessairement particulière car les sciences
de la culture sont systématiquement biaisées par l’idéologie des
chercheurs. Ce qui impliquerait qu’au sein de chaque discipline un
immense effort d’épistémologie critique.
Ma préoccupation est de bien distinguer ces ensembles culturels que sont
les idéologies, la philosophie et les sciences (mais aussi la
métaphysique et la mythologie dont il n’est pas question ici) afin de
situer chacune pour ce qu’elle est et d’en faire un usage approprié.
Quand j’étais jeune, j’ai été marqué par l’affaire Lyssenko cet agronome
russe qui a déclaré la génétique science bourgeoise, ce qui a abouti à
des catastrophes en agronomie ».
- L’aspect idéologique peut ne pas venir du contenu du discours mais de son usage
- dans le champ politique et social. Il y une mixité et des glissements incessants dans ce qu’on nomme philosophie.
- Contrairement à ce qu’on imagine, les sciences ne sont pas exemptes de mixité, surtout les sciences humaines ou de la culture.
François Rastier :
« Le projet de reconstruction ne serait-elle que l’envers, voire « l’envers complice » eût dit Althusser, de la déconstruction ? En d’autres termes, la déconstruction aurait-elle si bien dominé des esprits qu’on ne pourrait la critiquer que par ses propres méthodes ?
La question se posait déjà en 1951 quand Habermas, dans un texte célèbre, de penser contre Heidegger avec Heidegger, comme s’il fallait instituer une opposition constitutionnelle — à l’image de l’opposition de Sa Majesté. Cette ambiguïté n’a fait que se renforcer quand Derrida, se recommandant de Heidegger, le nommait son Contre-Maître et lui reprochait pour n’avoir pas été assez heideggérien.
Elle n’a évidemment pas cessé quand le ministre Jean-Michel Blanquer, ouvrant début janvier 2022 un colloque « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », parlait de « déconstruire la reconstruction ».Qu’est-ce à dire, puisque la déconstruction reste jusque dans les plus infimes détails de son discours une « lutte au couteau » (écrivait Heidegger) contre la rationalité ? Une idéologie ne pourrait être combattue que par une autre idéologie ? La critique de la cancel culture participerait de la culture de l’annulation et ne serait qu’une forme de censure. Ce serait s’enfermer dans la polémique, et négliger qu’une idéologie ne peut être cernée et désamorcée que par un projet rationnel : tout simplement parce que la rationalité n’est pas une idéologie parmi d’autres.
Une idéologie est une vision du monde qui s’appuie sur des postulats inquestionnés : son rôle projectif la conduit à confirmer ses postulats, et ne pouvant rendre compte des faits qui leur échappent, elle se contente de les négliger. Ses adeptes ne pouvant être contredits, elle reste de l’ordre de la croyance — la question de savoir si les idéologies séculières procèdent des idéologies religieuses ne nous retiendra pas ici : elles partagent le même régime de la conviction.
En revanche, la rationalité ne retient pour principes que des règles opératoires, ce qui en fait un organon général : par exemple, la non-contradiction s’imposait dans la méthode aporétique en philosophie antique, elle demeure de mise dans les discours véritablement scientifiques — même par exemple, dans les théories de la logique floue ou plurivalente, puisque le flou fait partie de l’objet institué et non de la théorie.
En des termes un peu datés, on peut admettre que l’idéalisme reste le régime ordinaire des idéologies : elles ne reconnaissent la réalité que pour la conformer à elles et lui imposer leurs catégories. En revanche, les sciences, étendues à des disciplines rationnelles et conjecturales, excluent les catégorisations a priori et s’efforcent de mettre à l’épreuve leurs hypothèses par des détours expérimentaux qui concrétisent des variations réglées de points de vue.
Elles se fondent sur deux régimes d’ignorance : elles choisissent d’ignorer ce qui n’est pas pertinent, mais il s’agit là d’une ignorance de méthode, et si l’on peut dire, une docte ignorance, qui n’a rien d’un aveuglement, car elle permet l’élaboration de connaissances.
Certes, les sciences et les mythes rivalisent si bien et depuis si longtemps pour proposer des explications du monde que l’on a fini par soupçonner les sciences de n’être que des mythes travestis en idéologies scientifiques. Mais la modernité, culminant dans le mouvement international des Lumières a décisivement récusé la prétention du mythe à expliquer quoi que ce soit, et l’a relégué parmi les objets des sciences de la culture qui se constituaient alors.
On a pu objecter alors que les Lumières comportaient aussi des programmes éthiques tournés vers l’autonomie personnelle, conditionnée par les libertés et les droits humains et un programme politique démocratique et cosmopolitique. Si bien que ces programmes auraient témoigné d’une idéologie « moderniste » militante qui jetait le soupçon sur l’entreprise scientifique elle-même. Cette critique cependant néglige que la distinction des ordres éthique, politique et scientifique appartient elle-même aux Lumières, dans leur critique de l’absolutisme et leur théorie de la séparation des pouvoirs. La métapolitique qui fonde la politique sur le mythe (religieux ou non) se voit d’emblée récusée, et le principe de laïcité de l’État concrétise cette séparation.
Ces distinctions enfin garantissent aux sciences une autonomie à l’égard de déterminations militantes, indépendamment des bonnes ou mauvaises causes.